Chapitre 1 : Lunira Adali Primia
Je cours sans m’arrêter et trébuche à la dernière marche de cet étroit escalier en colimaçon fait de vieilles pierres.
Je déglutis et jette un bref regard derrière moi, il ne m’a pas encore rattrapé mais j’entends chaque raisonnement de ses pas claquer sur le sol.
Nous y sommes, les dés sont jetés, quelque part je suis certaine qu’il l’a toujours su, tout comme moi. Nous l’avons tout simplement ignoré jusqu’ici, mais à présent nous le savons, il n’y a pas suffisamment de place pour nous deux en ce monde.
Je me redresse et essuie du revers de ma manche la transpiration qui coule le long de ma tempe, je serre autant ma mâchoire que mes poings.
Je la sens, cette volonté, j’entends sa voix… La louve en moi est prête à se battre jusqu’à la mort
Au fur et à mesure que sa silhouette se démarque de l’obscurité, je distingue cette lueur dorée dans son regard meurtrier.
_Tu es piégée, sale petite Oméga !
Je gribouille sur un carnet pendant que mon frère et ma sœur révisent ensemble de l’autre côté de la petite table où nous sommes installés.
Je respecte leurs sérieux, nul doute que ce soit une caractéristique de famille, dommage que je n’en fasse pas totalement partis…
Ma grande sœur, Uka, se désintéresse momentanément de son énorme bouquin pour m'offrir l’un de ses fameux sourires moralisateurs, faisant écho à quelque chose comme : « Tu pourrais travailler toi aussi ! »
Je détourne les yeux, une moue narquoise s'affiche sur mon visage malgré moi.
Elle s’apprête à me sermonner quand nous entendons le bruit de la serrure s’ouvrir, nos parents viennent de rentrer.
Ma mère travaille à mi-temps comme comptable, c’est aussi sa grande passion…, sa seconde passion consiste à me faire croire que j’aime également ça. Je préfère de très loin le travail de mon père, il est le guérisseur de la meute et sans aucun doute le plus talentueux de la côte ouest.
_Ada, fais-moi le plaisir de prendre exemple sur ton frère et ta sœur au lieu de te tourner les pouces ! Me sermonne ma mère en emportant un sac de courses plein à craquer en direction de la cuisine.
Mon père qui en porte deux, non moins lourds, prend tout de même une seconde pour s’arrêter à notre hauteur et embrasse chacun de nos crânes.
_Tye va chercher les deux derniers sacs dans le coffre de la voiture, s’il te plaît.
Mon frère ne perd pas une seconde pour obéir et Uka ne tarde pas à l’imiter pour rejoindre nos parents dans la cuisine afin de les aider à ranger.
N’importe quel inconnu arrivant dans cette maison à l’improviste pourrait penser que nous sommes une vraie petite famille modèle. Mais ça n’a pas toujours été le cas, treize ans plus tôt, ma simple arrivée avait créé une pagaille sans précédent…
Mes parents qui ont toujours été des compagnons unis et épanouis avaient du mal à se croiser sans s’insulter.
Quant à Uka et Tye, j’aurais pu peindre une cible sur ma tête, ça aurait été plus rapide. Impossible cependant de leurs en vouloirs, J’avais cinq ans, Uka en avait huit et Tye en avait alors dix. Si nous rajoutons à cela les conflits entre leurs parents, mon arrivée soudaine et mon comportement étrange, ils leur étaient difficiles de ne pas me détester.
Personne dans cette ville, ne comptant presque que des loups-garous, n’est étranger à mon arrivée.
Je marchais seule sur la route principale en direction de la maison de la meute.
Le seul bâtiment historique de notre petit coin aux immeubles d’un style très moderne.
Quand je suis arrivé à son niveau, je suis resté ébahie devant la grandeur de ces colonnes grisâtres, du lierre qui grimpait tout autour et de ces magnifiques fenêtres au sommet arrondies.
Même l’escalier menant au porche méritait le terme « œuvre d’art ».
C’est sans doute la seconde raison pour laquelle je ne rate jamais une occasion de suivre mon père quand il va travailler, pour avoir le plaisir de passer du temps dans la maison de la meute.
Mon père est le guérisseur le plus respecté, il peut guérir les blessures du corps, comme celle de l’âme. Il m’a sauvé.
Ma mère est une femme beaucoup moins douce, elle a hérité du tempérament revêche des alpha de sa famille, bien qu’elle n’en soit pas une.
Il ne peut y avoir qu’un seul vrai Alpha dans une meute.
Mani Kyle Alphonse Lunilar, c’est lui notre Alpha, ou du moins, il le sera très bientôt. J’ai eu le malheur de grandir avec cette espèce de prétentieux, tyrannique.
Avec l’influence de la famille de ma mère et le poste de guérisseur principal de mon père, c’était inévitable…
Kyle et moi, nous nous détestons cordialement.
Depuis un incident entre nous durant une saison de la chasse lors de notre adolescence, nos parents respectifs ont convenu qu’ils seraient plus prudents de nous tenir loin l’un de l’autre.
_Lunira Adali Primia, si vous ne bougez pas vos fesses de là pour contribuer aux rangements, je vous promets que vous serez puni pendant au moins un mois !
La menace de ma mère me parvient de la cuisine, je soupire avant de rejoindre la cuisine. Lorsqu’elle utilise la totalité de mes prénoms, c’est souvent mauvais signe, c'est pourtant souvent ce qui arrive.
Je remue ma fourchette sans le moindre appétit, ça fait plus de deux mois que j’éprouve des difficultés à manger.
_Ada, tu n’aimes pas ce que j’ai préparé ?
Je secoue mollement la tête, désolée d’inquiéter ma mère, qui propose de me préparer un autre plat.
_Ne t’en fais pas maman, je n’ai pas très faim, ça doit sûrement être à cause de cette dernière année au lycée…
Je vois ma famille se jeter des regards entendus, même mon frère et ma sœur évite de me regarder en face, je dois avoir l’air bien pathétique.
Je me demande ce qu’ils se disent ?
« Elle n’a plus d’appétit parce qu’elle a passé son rite sans trouver son partenaire. » ou « Elle est en train de changer parce qu’elle se rend compte qu’elle est un oméga ? ».
À moins que ce ne soit un mélange des deux…
_Il y aura bientôt une célébration de ce que j’ai entendu dire ? Tye s’efforce de changer de sujet et je lui en suis infiniment reconnaissante pour ça.
Son petit clin d’œil me rend le sourire, un peu.
_Oui, notre Alpha va fêter sa majorité et il trouvera sa partenaire durant cette fête ! Nous pourrions peut-être aller nous acheter des tenues pour l’évènement ?
_C’est une super idée maman ! Uka se réjouit à cette perspective.
_D’autant plus que toi et Ada avaient bien grandie, ont en profitera pour agrandir vos garde-robes.
_Quoi, parce que je dois aussi y aller ?
_Si tu n’as pas envie d’acheter une tenue, tu peux quand même nous accompagner.
_Mais je ne parle pas de ça ! Pourquoi je dois venir à la célébration de majorité de Kyle l’ignoble ? !
Mon père éclate de rire et recrache son eau dans un même geste, ce qui lui vaut une œillade réprobatrice de ma mère.
_Ada, c’est l’Alpha, que tu le veuilles ou non tu lui dois le respect !
_Il a toujours été méchant avec elle, c’est normal qu’elle ne veuille pas être…
_Tye ! Préviens ma mère en pointant son index santancieux dans sa direction.
_Papa ? !
Je le supplie avec une mine abattue, il se tourne vers ma mère, mais son seul regard le décourage, comme tout bon mari, il sait quand une bataille est perdue d’avance... Il hausse les épaules en soupirant et reporte lâchement son attention vers son assiette.
_Maman ! Je tente de contrôler ma colère.
Ma mère reste sourde à ma protestation et comme à chaque fois qu’elle refuse de négocier un point, elle se met à m’ignorer. Elle attrape le plat au centre de la table en demandant “qui veut reprendre un peu de tartiflettes.”
Je ne supporte pas quand elle fait ça, je bondis de table en laissant ma chaise percuter le sol et la foudroie du regard.
« Reste calme ! Ça n’en vaut pas la peine. »
_Tu n’as pas le droit de m’obliger à y aller !
_Qui veux du fromage ? S’obstine-t-elle.
« Elle continue de m’ignorer ! Elle me provoque !! »
La rage prend de l’ampleur dans mon cœur, si bien que durant un quart de secondes je me vois perdre le contrôle et me transformer.
Du revers de la main je balaie une assiette, qui va s’écraser contre un mur et éclate en une multitude de petits morceaux, cependant je parviens tout de même à ne pas me métamorphoser.
Ma mère reste immobile, comme une biche aveuglée par des phares.
Mon frère et ma sœur l’imitent, seul mon père me fixe, je le sens tendu, il me regarde comme si j’étais une bombe à retardement. Je quitte la table avant que la situation ne dégénère vraiment, à peine je quitte la pièce que j’entends ma mère s’affaler dans son siège en soupirant.
Je pousse la porte et me mets à courir, deux foulées plus tard, j’ai déjà changé de forme.
Je me laisse guider par ma louve, je hume l’air avec férocité.
Mon instinct prend le dessus et je me laisse porter, je cours à toute allure, jusqu’à ce que mes poumons prennent feu. Une fois dans la forêt, je rejoins un coin où les ours ne sont pas rares, très peu de loups se risquent à ce genre de chasse, les plus courageux préfèrent les sangliers.
Au bout de vingt-cinq minutes je repère un mâle adulte, ce qui me garantit un défi intéressant, mes muscles bouillonnent d’énergie à dépenser.
La bête mange tranquillement des baies quand je lui saute dessus, mais un autre me grille la priorité.
« Quel culot ! C’est ma proie ! »
Mes babines se retroussent dévoilant mes crocs acérés, mais ce second loup n’est pas décidé à se laisser intimider, il me toise en grognant.
L’ours profite de notre hostilité mutuelle pour déguerpir, il n’aurait pas hésité à se défendre s’il n’y avait qu’un seul d’entre nous, mais voilà, nous sommes deux.
« Dégage ! C’est mon territoire ! » Je grogne plus fort, nous nous tournons autour, nous nous testons l’un l’autre. J’aurais le dessus sur lui, j’en suis certaine, mais je dois quand même admettre qu’il est imposant, j’aurais même dit magnifique, si je n’avais pas été aussi contrarié. La couleur de sa fourrure, ses yeux entre l’orange et le vert et sa taille.
Hormis le mien et celui de Tye, je n’avais jamais vu de loup aussi grand, je pense même qu’il est un peu plus grand que nous.
Il refuse de plier devant moi, soudain il bondit et tente de me mordre à la jugulaire et il y arrive les dix premières secondes.
Mais comme prévu je reprends le dessus, il est très fort mais j’ai bien plus de rage.
Je le repousse et nous basculons. Nous dévalons la falaise avant de retomber dans un lac une quinzaine de mètres plus bas.
La fraîcheur du lac me fait reprendre forme humaine, je ressors la tête de l’eau en grelottant et vidé de mon énergie.
À quatre mètres de moi, l’inconnu avec qui je luttais un peu plus tôt à aussi repris forme humaine.
Et qu’elle forme humaine !
Je détourne le regard et tente de couvrir ma nudité comme je peux. Le bruissement de l’eau m’indique que l’inconnu se rapproche de moi.
_Alors ? Tu veux continuer à te battre ? !
_N-ne t’approche p-pas ! Je bafouille, c’est ridicule pour une femme louve d’être aussi pudique, il est évident que se retrouver dévêtue en présence d’autres n’est pas si rare, mais je n’ai jamais pu m’habituer, je me suis toujours arrangé pour préserver mon intimité.
Alors me retrouver nue dans un lac au clair de lune avec un parfait inconnu est une première.
_Tu es gêné ? S’amuse-t-il.
Je n’ai pas besoin de relever la tête vers lui pour comprendre qu’il examine mon corps avec attention. Ça ne fait aucun doute, mon envie de ne pas être vue, accentue son désir, on reconnaît bien là un chasseur.
_S s’il te p-plaît. Je me recroqueville dans l’eau froide vulnérable, ma voix est piteuse.
"Elle est loin maintenant la louve féroce et combative, pas vrai ma vieille..." Me nargue ma conscience.
Par miracle il s’immobilise et lève les mains en signe de résignation.
_C’est bon, je ne m’approche plus, regarde.
_J je ne p peux pas.
_Tu ne peux pas me regarder ? Encore une fois je perçois l’amusement dans sa question.
_Moi ça ne me gêne pas que tu me voies.
Je secoue la tête, j’ai de plus en plus froid, pourtant je suis certaine que mon visage doit être cramoisi.
Je ne suis pas pudique au point de refuser de regarder le corps d’un homme, mais je veux partager ce genre de moment avec mon futur partenaire, s'il existe, pas avec un simple inconnu un peu fêlé.
_Presque violet… Murmure-t-il.
_Q-quoi ?
_Tes cheveux, je m’en suis douté quand tu avais ta forme de louve, mais là avec la lune on dirait qu’ils sont presque violets.
_Auburn. Je corrige machinalement.
" Mais qu’est-ce qu’on s’en fiche, Ada ! " Je me sermonne moi-même.
_Si tu veux, je m’en fiche ! C’est bien un truc de meuf ce genre de détail.
_Ouais t’as raison, aller salut ! Je me dirige vers la rive, plus que pressé de mettre court à notre conversation.
_Attends, je ne voulais pas te vexer, c’est quoi ton nom ?
Je m’efforce de l’ignorer, j’ai repéré un arbre à moitié immergé et j’escompte bien me servir de son feuillage pour me camoufler et m’éloigner de ce mec un peu trop curieux.
_On va se revoir tu sais ?
« Tu peux toujours rêver mon pote ! »