Prologue
Sofía, 13 ans
— Bientôt je serai invité à ce genre de soirée.
— Rêve pas trop. Puis c’est pas avec ta sale tronche que t’emballeras une fille comme Marisol.
— La ferme, EZ. Laisse Kareem espérer plus que Mackayla qui le harcèle depuis la primaire.
Debout, en équilibre sur une rangée de poubelles, nous regardons depuis la clôture la fête qui bat son plein. Manny organise souvent des soirées en ce moment. Malheureusement, nous sommes trop jeunes pour y aller et nous nous ferions tuer si l’un de nos ainés nous y voyait. David, mon frère, y était et ce malgré l’interdiction de ma abuela. Andrés, celui d’EZ, y avait fait un saut pour je ne sais quelle raison et Chantel, la sœur d’Alyssa, aussi.
Le samedi soir, nous allons souvent zoner là où nous ne sommes pas autorisés à aller. Comme les quartiers voisins les soirs de drift ou ici, à squatter comme des petits voyeurs une clôture en lorgnant une fête hors de notre portée.
— Cette meuf est tenace les mecs. Elle me suivra encore quand on entrera au lycée.
— J’oubliais, c’est Tina qui t’intéresse le plus, le nargue Jo.
— Ouais, c’est ça. Payez-vous ma tête ! En attendant, j’emballerai une meuf avant que Juanito chope Sofía.
— Personne va choper Sofía, tranche EZ. Juanito est trop vieux et elle est trop coincée, mademoiselle squatte les jupons de sa abuelita.
Le regard provocateur, je l’arrime au sien. Joueur et brillant.
— Juan est super mignon.
Mon meilleur ami fait mine de ne rien laisser transparaître mais je le connais trop bien.
— Il a quinze ans, ton oncle va te tuer.
— Tu parles, il est trop occupé à jouer aux jeux vidéos toute la journée.
— Qui est trop occupé à jouer aux jeux vidéos toute la journée ? minaude la voix d’Alyssa alors qu’elle grimpe à mes côtés. Gosh ! On a le même short, il te va trop bien !
Je dandine mes fesses dans sa direction en réponse, sous les regards effarés de Jo et Kareem qui font mine de ravaler un haut le coeur.
Mes amis et moi, on est un peu la Ligue des Justiciers, les pouvoirs et l’esprit justicier en moins – le fait est que nous avons toujours été tous les cinq. Ezekiel, alias EZ est le plus vieux, d’un an notre aîné. Puis venait Kareem, Joaquín , Alyssa, et moi. Inséparables, fauteurs de trouble, soudés, une vraie petite famille.
— T’es juste jaloux parce que t’as perso...
Coupée dans mon élan, je lance un regard intrigué sur ma gauche.
— Redadaaaaa ! hurle Joaquín à s’en briser les tympans.
Dans le jardin, quelques adolescents sont interpellés par son éclat tonitruant et jettent leur verre par terre. La plupart sont mineurs et en plus de boire de l’alcool, ils s’adonnent à quelques activités plus nocives. Je vois un jeune homme avachi sur une chaise de jardin envoyer balader son bang avant d’escalader la clôture. Ni une, ni deux, nous descendons de nos perchoirs. EZ m’attrape par les hanches lorsque je saute et nous nous mettons à courir instinctivement. Un disque dérape sur une platine, la musique se coupe abruptement, nous voyons sortir de la petite propriété une foule de jeunes et nous nous séparons.
— Chez moi dans une dizaine de minutes, hèle Kareem.
EZ m’attrape par le bras et me tire derrière lui sans ménagement. Il a de bien plus grandes jambes que les miennes et je ne tiens jamais sa cadence, mais je comprends que, plus que quiconque, il souhaite fuir la police. Il en a besoin. C’est un adolescent esseulé, à la charge de son grand-frère aux activités douteuses. S’il se fait pincer, c’est le foyer assuré.
— Sofía, tu traînes les pieds, s’agace-t-il.
— Ma culotte rentre dans mes fesses, c’est désagréable !
Nous sommes encerclés, les lumières bleues m’aveuglent et dans la panique j’accélère davantage. Soudain, un flic nous interpelle depuis sa voiture et nous ordonne de nous arrêter. Pas le temps, EZ me tire à sa suite dans une petite ruelle et nous détalons jusqu’à une intersection. Nous connaissons ces rues comme notre poche, le poulet pourrait bien contourner l’avenue qu’il ne nous trouverait pas. Nous courrons encore un peu mais ce policier est obstiné. Au détour d’une rue adjacente, il nous surprend. Puisant dans nos dernières ressources, nous nous pressons comme nous ne l’avons jamais fait. EZ dérape et nous atterrissons derrière des encombrants. Je nous cache derrière des cartons et me cale contre le torse de mon ami. Lovée entre ses bras et accroupie entre ses jambes, je le regarde et m’empêche de pouffer de rire. Lui aussi, mais il échoue. Nous restons ainsi un temps, attendant patiemment que les choses se calment. Nous nous contemplons, Ezekiel à les cheveux en bataille, le haut de son front brille à cause de la chaleur et je n’imagine même pas la tête que je dois avoir. Nos souffles s’emmêlent, j’inspire l’air qu’il expire et inversement. J’ai chaud, mais je ne me suis jamais sentie aussi bien. L’admiration que je lui voue n’a de cesse de croître et, c’est à cet instant, logé dans les tréfonds de mes viscères que je réalise que EZ n’est pas que mon béguin de pré-adolescente, mais purement et simplement le garçon que j’aime et aimerai éperdument toute ma vie. Envers et contre tout. Je l’ai dans la peau depuis tellement d’années que je ne me rappelle pas d’un seul moment de ma vie où il n’en faisait pas partie intégrante.
— On devrait bouger, si ton frère déboule chez Kareem et s’aperçoit que tu n’es pas là, on passera un sale quart d’heure.
— On ?
— Il saura forcément qu’on est ensemble et il en profitera pour me transformer en eunuque.
— En eunuque, voyez-vous ça ?
— Ouais, et jamais t’auras la chance d’avoir plein de petits Ezekiel Vasquez te courir dans les pattes.
Je lève les yeux au ciel en adoptant ma célèbre moue : cause toujours tu m’intéresses, après lui lui avoir enfoncer mon poing dans l’épaule.
— Juan m’aura déjà passé la bague au doigt et fait des mini-Vidál, le provoqué-je, sachant pertinent que je suis susceptible de le vexer.
— Qu’il essaie pour voir, je démolirai le portrait à cette cara de mierda avant qu’il ne daigne poser un œil sur toi.
— Je me tâte. Tu sais ma tante vit dans un quartier sympa, je suis sûre que je pourrais trouver un futur médecin à épouser.
— Un gringo snob ? ose-t-il après un temps en shootant dans une canette vide.
— Non, plutôt... un mec comme... Kareem justement ?
— Voilà, K. ! Lui, c’est un mec qui te convient !
— Il me fera plein de petits enfants métis. Des... (Je fais mine de réfléchir alors que je le sens bouillir comme une marmitte.) blatinos.
La tête rejetée en arrière, un rire lui secoue la poitrine et son attitude me réchauffe le cœur.
— Grâce à Dieu, il n’est pas avec nous, soupire-t-il en signant. Il serait rentré dans ton délire et vous m’aurez fait chier tout le chemin.
— Tu n’es même pas un peu jaloux ? m’enquis-je incertaine.
— Jaloux de quoi ?
— De tout ce que je te dis.
Il ricane et passe son bras droit autour de mes épaules en me rapprochant de lui, tandis que de son poing gauche s’abat sur le haut de mon crâne qu’il frotte avec virulence.
— Aucune raison que je jalouse qui que ce soit parce que primo, j’suis l’enfoiré le plus charmant de ce quartier naze. Et deuxio, se que sólo tienes ojos para mi, cari.
— Ce que t’es prétentieux, parviens-je à articuler en tentant de m’extraire de sa prise.
— J’ai raison, je suis né pour briser des cœurs !
— Tu parles avec beaucoup avec ta ganache de boutonneux.
— Ecrase, tu veux ? J’ai fait une allergie.
— Tu comptes me le briser le mien ? tenté-je une dernière fois.
— Aucune chance. Et je suis pas ton mec.
— Mais t’en n’as pas besoin.
— Alors j’essaierai, j’adorerais que tu arrêtes de faire mes devoirs et de m’apporter des gros Tupperwares de sucreries, et les tamales d’Abuela.
Quel romantique !
Nous continuons de nous chamailler pendant le reste du trajet. Lui taquin et moi, complètement mordue. C’est Jo qui nous ouvre la porte lorsque nous arrivons chez Kareem. Sa silhouette se dérobe pour nous laisser passer et nous nous retrouvons tous les cinq dans la chaleureuse pièce à vivre. Je suis rentrée avant minuit et j’agite ma main en guise d’au revoir vers Alyssa, de l’autre côté de la rue. Une soirée mouvementée que je viens à regretter aujourd’hui, tout était tellement plus simple à cette époque.
EZ, 17 ans
Un voile de sang nimbe ma vision, le même qui s’étale sur le bitume sombre. L’arme pèse lourd dans ma paume et je la lâche tandis que des tremblements gagnent mes mains, des soubresauts m’animent les épaules et mon cœur bat la chamade alors que de la bile remonte le long de ma trachée. Je manque de dégobiller sur le cadavre à mes pieds alors que mes yeux ne cessent de fixer celui que je viens de cribler de balles, sur lequel j’ai vidé tout le chargeur. Il n’en restait que deux, des balles. Qu’est-ce que ça faisait de se faire crever avec son propre flingue ? Mon sang pulse dans mes tempes, dans l’intégralité de mon crâne, mes veines l’irriguent, le recrachent et le pleurent, mon cœur pompe tout ce qu’il peut endiguer dans ses deux chambres fortes qui me semblent dysfonctionnelles depuis que Sofía a disparu.
— EZ !
Je ne sais même plus où je suis, le regard de ce type est braqué sur moi, il n’est pas encore totalement mort et je l’entends me maudire, demander à la Santisima à laquelle il semble croire farouchement de m’emporter à mon tour. Je suis déjà mort, ducon. Dessinée sur ses lèvres maculées d’hémoglobines, je vois encore l’esquisse d’une insulte bien sentie. Contente-toi d’essayer de retrouver ton souffle, crétin. Des acouphènes sifflent leur musique stridente dans mes oreilles et l’écho horripilant qu’elles entraînent menace de me rendre fou. L’adrénaline est toujours là, tapie quelque part dans mon bide. Le chaos est partout autour de moi et je ne réponds rien lorsque j’entends Joaquín hurler mon nom et me secouer comme un prunier. Il me décoche une droite furieuse et mon cerveau qui chauffe comme une turbine le voit comme une menace. Avant que mon poing n’atterrisse sur son menton, je me stoppe, intrigué par les larmes qui maculent son visage.
— Ressaisis-toi, nom d’un chien ! Faut qu’on se magne !
J’avise l’entrepôt dans lequel nous nous trouvons, l’Impala mal garée à quelques mètres, la lèvre fendue et l’œil au beurre noir de mon pote. Un flash me vrille les rétines et je réalise, enfin. Je viens de liquider deux mecs. J’hésite un instant à rester là et sommer à Joaquín de prendre la tangente le temps que les flics rappliquent. Après tout, je suis prêt à prendre le risque de passer le reste de mes jours entre quatre murs, si je ne me suicide pas avant mes vingt ans.
— EZ ! Merde, fais pas le con !