Intro
Je n’assistais jamais aux conférences. Elles se passaient en même temps que les cours ou sur nos jours libres, soit quand tout le monde préférait sortir en soirée ou s’inviter les uns chez les autres plutôt que d’y assister. Et il était hors de question que j’y aille seule. Ce jour serait pourtant exceptionnel car, étant donné mes dernières notes de partiels, je ne pouvais en aucun cas me permettre de rater mon mémoire sur « la jungle de chair »… la fin de cette période, plus précisément.
Comme une petite voix me l’avait prédit, la salle était pleine à craquer quand j’entrai dans l’amphithéâtre, principalement constituée d’étudiantes de mon âge ou plus âgées et quelques rares candidats masculins. Ayant aperçu de loin une chaise libre près d’un petit vieux au premier rang, je me ruai vers elle en manquant de trébucher sur ma propre robe et y installai mes affaires. Tandis que je m’y asseyais avec soulagement, la salle bourdonnait doucement, à quelques minutes encore du commencement. Mon voisin n’était pas aussi vieux qu’il en avait l’air de loin. Il devait avoir la cinquantaine entamée ; ses tempes étaient poivre et sel et le sommet de son crâne bien dégarni, lisse et luisant comme un œuf. Il me sourit quand il me vit m’installer.
« Pas facile de trouver de la place ici, je lui chuchotai et souris un peu niaisement.
-J’entends beaucoup dire ça à propos des conférences, répondit-t-il en hochant la tête, mais celle-ci semble tout particulièrement intéresser le monde.
-Vous êtes étudiant ?
-Oh non, moi je suis juste venu en auditeur libre.
-Le sujet vous intéresse ?
-Un peu. Et vous, mademoiselle ?
-Je dois préparer un mémoire.
-Quel titre ?
-« Le rôle des femmes pendant le second assaut de la jungle de chair », répondis-je en agrandissant l’écran portatif que je venais de sortir de mon badge-montre.
Le vieux ouvrit grand ses yeux d’un air admiratif alors que je branchai l’écran à la prise en-dessous de ma chaise. Le vieux sortit le sien, un vieux modèle, une simple projection holographique sortie de sa montre-badge à laquelle des pixels manquaient.
La présidente venait d’entrer, suivie d’une petite vieille. Tandis que la présidente trottinait sereinement jusqu’à son présentoir, cette dernière gardait une expression neutre. Elle n’avait pas l’air à l’aise et ses yeux faisaient de constants va-et-vient d’un bout de la salle bondée à l’autre.
-Vous ne pouviez pas mieux tomber que de venir ici, alors, me souffla le vieux.
-En fait, le thème m’a été imposé, répondis-je. Si j’avais su, j’aurais choisi un sujet plus facile.
-Alors, c’est une raison de plus pour bien prendre des notes. » Me dit le petit vieux avec un sourire franc.
Son visage me semblait familier. L’avais-je déjà rencontré quelque part ? La présidente venait de finir de tester son micro et les bruissements autour de nous s’étaient déjà tus.
« Mesdames et messieurs, c’est un honneur pour moi de vous accueillir aujourd’hui, à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de la fin de la période de la jungle de chair, pour cette conférence exceptionnelle. Il est étonnant de voir que peu d’historiens se sont penchés sur le blanc historique qui marque les derniers mois de la jungle de chair et les premiers jours du nouveau Spéropolis, à cause de la quantité trop maigre de témoignages sur cette époque. Elle est pourtant une étape décisive dans la réintégration de la Femme à Spéropolis, que ce soit au niveau social, économique, politique, ou simplement humain. »
« Ça y est, on commence la partie ennuyeuse… », me dis-je en dessinant des moutons sur mon écran, qui se mirent à s’animer et danser, grâce à l’option piratée que je lui avais rajoutée.
« Et pour témoigner de cette époque, nous accueillons aujourd’hui madame Williams ici présente qui nous a fait l’honneur de venir de loin pour témoigner de son expérience en tant que rescapée de la jungle…»
La salle entière se figea lorsque la petite vieille s’écroula à terre. La présidente elle-même avait retenu son souffle et était maintenant agenouillée auprès d’elle tandis que des hommes, peut-être ses infirmiers, lui prenaient le pouls. Mon voisin lui-même s’était redressé de sa chaise et se penchait pour mieux la voir. Mais la petite vieille eut un geste vers les hommes qui l’entouraient et se releva d’elle-même. Elle hocha la tête plusieurs fois à l’adresse des jeunes hommes qui lui parlaient et but le verre d’eau qu’on lui présentait.
-Madame Williams va vous raconter son histoire. Si vous avez des questions, je vous demanderai d’en poser une à la fois, s’il vous plaît, rajouta la présidente avant de laisser place à la petite vieille devant le micro.
Celle-ci sourit à l’assistance. Derrière les plissures de ses paupières, son regard d’un brun clair était doux et on pouvait deviner qu’elle avait été une belle femme avant que le temps ne fasse son œuvre sur son visage. Elle était petite et fine comme un château de cartes.
-Je vous dois des explications, pardonnez-moi, dit-elle d’une petite voix. Je ne suis pas habituée à parler en public, j’ai eu un sursaut de crise de panique. Mais tout va bien, maintenant, ça s’est calmé et je sais que ce n’est qu’en racontant mon histoire que le malaise que je ressens encore finira par disparaître. Ça doit être un signe qu’il faut faire ce qu’il faut faire.
Cette entrée n’était effectivement pas des plus professionnelles. Une main s’était déjà levée dans l’assistance. La vieille la désigna du doigt :
-Avez-vous déjà été contaminée par les assauts de la jungle?
-Pas une seule fois. Et pourtant, j’aurais pu facilement l’être. Je n’avais que six ans à cette époque. Aujourd’hui, je me souviens encore de tout comme si j’y étais encore.
Les visages incrédules se multiplièrent dans l’assemblée, dont la mienne. Une autre main se leva, cette fois-ci celle de mon voisin :
-Qu’est-ce qui vous a décidé à en parler aujourd’hui ?
La vieille lui sourit et se redressa pour parler à l’amphithéâtre entier :
-Je parle aujourd’hui parce que j’aimerais rendre non pas à César ce qui est à César, mais aux petites gens qui l’ont soutenu. Ces gens dont je vais vous parler sont pour moi les vrais héros de cette guerre. Ils sont comme vous et moi, avec des noms dont vous n’aurez jamais entendu parler dans vos livres d’Histoire. Je parle pour vous rappeler que l’histoire avec un grand « H » dépendra toujours de toutes celles avec un petit « h ». »
Madame Williams toussota, les murmures qui s’étaient levés dans la salle se turent, remplacés par le cliquètement sourd des écrans de montres-badges et je tapai le titre en gras de ma première page de notes :